Intervention de M. LAPORTE

Monsieur le Président,  Monsieur le Bâtonnier, Mesdames et Messieurs,

Au-delà des sujets traditionnels portant sur la gestion du contentieux par la direction juridique j’aimerais vous livrer ici quelques éléments de réflexion sur les évolutions que je perçois dans ma pratique du droit des affaires depuis maintenant presque vingt-cinq ans tant en tant qu’Avocat au Barreau de Paris puis successivement comme Directeur Juridique de différents Groupes industriels, multinationaux, français ou étrangers, dans le secteur de l’équipement électrique et du nucléaire.

Si la définition de la stratégie est l’aspect évidemment essentiel du rôle de la direction juridique, elle s’accompagne de plusieurs autres missions et de plusieurs autres rôles.

D’abord un rôle de prévention par le conseil en amont lors de la négociation des accords et des contrats auxquels est partie l’entreprise.

Ensuite par le retour d’expérience des contentieux passés dans les négociations futures et la rédaction des contrats.

C’est aussi une prévention qui passe par la formation : la formation aux notions clés des contrats, aux notions clés du contentieux et au contract management, c'est-à-dire à la gestion dynamique du contrat et à la gestion des réclamations, au claim management, qui sont des activités qui se développent dans un très grand nombre d’entreprises aujourd’hui, en France et à travers le Monde.

C’est aussi un rôle de coordination des relations entre les différents acteurs du contentieux :

D’abord les parties, évidemment, sachant que quelques fois des contacts directs peuvent être établis entre les parties via les directions juridiques et qui peuvent être très productifs notamment dans le cadre des médiations ou des tentatives de négociation.

C’est avec les opérationnels au sein de l’entreprise, les conseils, les experts et aussi les commerciaux qui souvent continuent de faire des affaires avec un client avec lequel on est parallèlement, sur un sujet précis, dans une relation contentieuse donc la capacité, là, d’avoir à la fois des relations contentieuses et des relations commerciales de façon concomitante.

Un autre rôle de la direction juridique dans la gestion du contentieux est la gestion de la dimension financière. D’abord l’établissement des provisions, en coopération avec les conseils de l’entreprise et la direction financière : définir l’adéquation de la provision au montant probable du risque et aider à supporter l’impact sur le résultat de l’entreprise, l’année de la passation de cette provision.

C’est aussi la gestion du budget du contentieux qui se doit d’être un exercice prospectif et ce d’autant plus, dans les litiges dans les pays de Common Law où les procédures de discovery ou de disclosure peuvent avoir un coût extrêmement élevé auquel bien des entreprises ne sont pas encore habituées.

C’est aussi un rôle dans la gestion de la communication, y compris la communication financière. Certains contentieux ont en effet des enjeux de communication importants qui peuvent nécessiter un pilotage très tactique de la communication. Je ne citerai pas d’exemple, mais j’imagine que vous lisez régulièrement la presse économique et bien des entreprises publient avec beaucoup d’à propos des communications sur leur grands contentieux ou leurs grands litiges pour essayer de piloter au plus près les conséquences financières de ces contentieux.

Et puis c’est la communication financière pour les sociétés cotées, le rapport annuel et les autres rapports ou obligations de communications régulières en fonction de l’impact potentiel du litige sur les comptes.

Voilà donc après ces différents rôles traditionnels je voudrais évoquer ici plusieurs évolutions concomitantes dans la pratique du contentieux qui méritent, à mon sens, d’être soulignées tant les transformations qu’elles induisent dans la pratique des affaires sont significatives.

Ces transformations sont significatives par l’impact qu’elles ont sur le comportement des entreprises et notamment sur la gestion des risques et sur la pratique elle-même du contentieux.

La première évolution c’est le recours au mode alternatif de résolution des litiges arbitrage et médiation.  Vous savez tous évidemment la tendance de certains litiges à échapper aux juridictions étatiques en France et de par le Monde. Le recours à l’arbitrage pour un certain nombre de litiges n’est pas une problématique ou une caractéristique française, notamment pour ce qui concerne les litiges commerciaux, internationaux dans certains secteurs : l’ingénierie, la construction, le commerce international.

Je ne me pencherai pas ici sur les différences entre la résolution des litiges par les Tribunaux étatiques où par un arbitre ou une médiation, ni sur la signification de cette évolution. Mais je noterais simplement que ce moindre recours aux juridictions étatiques ne constitue pas une régression du droit, bien au contraire. Les questions et problématiques qui nous intéressent d’évaluation du préjudice gardent toute leur actualité dans ce contexte de modes alternatifs de résolution des litiges.

L’arbitre comme le Juge doit faire face aux mêmes problématiques de l’évaluation du préjudice et les réflexions et les travaux de l’Association seront aussi utiles aux nombreux arbitres et médiateurs qui officient sur la place de Paris.

La deuxième évolution c’est l’émergence de nouveaux contentieux en responsabilité et donc la nécessité, là aussi, d’évaluer les préjudices.

Je citerai tout simplement ceux qui me viennent à l’esprit, les deux types de contentieux que sont les actions de groupe, les « class actions » dont on parle beaucoup qui, avec des variantes quant à leur champs d’application et leur modalité suivant les pays, se développent.

Ces contentieux de masse posent un certain nombre de questions notamment en matière d’appréciation du préjudice et donc je crois que là il y aura aussi un champs d’investigations et de recherches des plus intéressants pour votre nouvelle Association, en particulier concernant la question de la gestion de ce type de risque par les acteurs économiques puisque le fait que les actions de groupe puissent être intentées maintenant dans un nombre croissant de juridictions imposent aux entreprises de s’organiser pour la gestion de ce nouveau risque.

Le deuxième type de contentieux qui me vient à l’esprit parce que j’en ai une pratique régulière maintenant depuis une dizaine d’années ce sont les actions en dommages intérêts fondés sur la violation des articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne sur les ententes illicites. Et là, effectivement, il y a un vaste sujet de réflexion et d’investigations sur la difficulté de la quantification du préjudice économique dans ces actions en dommages intérêts contre les auteurs de cartels illicites. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la Commission Européenne et de nombreuses autorités de la concurrence dans le Monde, y compris en France, incite les victimes à agir en dommages intérêts, l’objectif étant ici de relayer l’effet dissuasif des amendes par la création d’un risque, donc volontairement, la création d’un risque d’action en dommages intérêts potentiellement très couteux pour les entreprises pour les obliger, les inciter, à corriger leur comportement dans la vie économique.

La troisième évolution que j’observe dans ma pratique, c’est gestion de la preuve à l’ère électronique. L’informatique et Internet ont transformé profondément la communication au sein des entreprises. La création des documents écrits, les moyens de conservation et tout simplement la création et la conservation des preuves ont été très profondément bouleversés par l’informatique.

C’est un lieu commun, mais néanmoins, cela a, en matière de contentieux, une incidence extrêmement importante. La puissance de ces outils alliée à l’application des règles de preuves, notamment aux Etats-Unis avec le système de la discovery ou avec le système de la disclosure en Angleterre, soumettent les entreprises françaises à encore plus de règles, très éloignées des règles de procédures françaises, des règles de procédures civiles du droit français, et ils sont pour un praticien du droit en France des éléments à prendre en considération dans la gestion des contentieux.

Un autre facteur d’évolution est le développement des contentieux internationaux et l’influence des droits de Common Law dans des pans entiers de la vie des affaires.

Et à titre d’exemple la pratique du droit financier ou la pratique du droit des grands projets et de leur financement, ce qu’on appelle le project finance, est évidemment très influencé par le droit anglais et le droit nord-américain.

Et je dirais qu’au-delà de l’affirmation de cette banalité, il ne faut pas minimiser l’influence encore très importante et même croissante, comme le disait le Bâtonnier Sur, du droit civil, commercial et administratif de la France, de l’Allemagne et des Pays-Bas, dans ce qui a été leurs zones d’influence au cours des âges.

Je citerais cette pratique du droit que j’ai eu dans ma carrière concernant bien des contrats,  pour des projets au Moyen d’Orient soumis aux droits des pays du Golfe Persique. Or quand bien même ils seraient rédigés en anglais, ces contrats rédigés avec des pays du Golfe Persique, seront interprétés suivant le droit local.

Ce droit local est un droit qui doit beaucoup plus au code Napoléonien qu’à n’importe quel autre droit, en tout cas comparé au droit anglais ou américain. En l’occurrence, peut-être que le concurrent du code civil Napoléonien, c’est le droit de la charia, mais certainement pas le droit de la Common Law.

Et puis, dans le développement des contentieux internationaux, c’est l’évolution du poids économique relatif aux régions du Monde, qui fait que des contentieux se développent aujourd’hui dans des pays avec lesquels les contentieux étaient encore très rares il y a cinq ou dix ans.

Et là, aussi je parle de ma pratique. Je pense à la Chine où vous avez pu observer ces dernières années plusieurs contentieux aux enjeux économiques, commerciaux et financiers extrêmement importants, qui ont défrayé la chronique.

Et à titre prospectif, l’intensité des dépôts de brevets en Chine aujourd’hui laissent présager de très jolies perspectives de contentieux en matière de propriété industrielle dans les vingt années qui viennent.

J’aurais sans doute pris ma retraite, mais pour les générations futures je pense qu’il y aura là des pratiques extrêmement intéressantes et pleines de surprises.

J’observe encore d’autres évolutions comme l’effet extraterritorial de certaines lois. Je ne citerai ici que les lois de lutte contre la corruption et du droit de la concurrence,  dont les domaines sont porteurs d’actions en réparation et donc de nécessité d’évaluer les préjudices.

L’une et l’autre représentent des outils puissants à la disposition des états pour influer sur le comportement des entreprises multinationales. C’est donc, aussi une dimension à prendre en compte aujourd’hui dans la gestion des contentieux.
Alors, au-delà de l’effet extraterritorial des lois, il y a aussi la question des conflits de lois. En matière de contentieux, il me vient à l’esprit toute la problématique des conflits potentiels dans l’administration de la preuve.

Et notamment l’application de la loi dite de blocage du 16 Juillet 1980, relative à la communication de documents et de renseignements d’ordre économique, commercial ou technique, à des personnes physiques ou morales étrangères, dans le cadre de contentieux étrangers.

Cette loi, que beaucoup d’entreprises françaises invoquent, pose un certain nombre de difficultés ou de conflits avec les procédures civile et pénale. D’ailleurs, il y a éventuellement le risque de contempt of court en Angleterre et aux Etats-Unis, dans le cas où cette loi serait invoquée de façon abusive devant ces juridictions.

Et puis la dernière évolution que je perçois, est le rôle grandissant des autorités administratives indépendantes, ayant un pouvoir quasi-juridictionnel, et ce dans de nombreux pays, et pas simplement en France.

La dimension quasi-juridictionnelle qui s’attache à certaines missions de ces autorités exige que les garanties d’un procès équitable soient évidemment respectées.

Néanmoins ces autorités sont également susceptibles d’imposer des pénalités et de placer l’entreprise en situation de payer des dommages intérêts, dans le cas où elle serait poursuivie pour des infractions relevées par ces mêmes autorités. Et cela, que ce soit des autorités françaises ou étrangères.

Voilà ces quelques réflexions, et en guise de conclusion je dirais que le premier objet social de l’entreprise est de créer de la valeur, de produire des biens et des services et de générer des bénéfices qui seront ensuite distribués et/ou partagés.

Le contentieux, lorsqu’il naît, perturbe cette logique et à certains égards peut apparaître contre nature ; mais je crois que le contentieux est une dimension inhérente à la vie sociale et des affaires et que l’entreprise doit savoir l’utiliser pour maximiser sa situation : soit en demande, soit en défense.

A cet égard le contentieux, ou la menace de contentieux, est aussi un outil de gestion qui ne doit pas être sous-estimé dans un monde dominé par les rapports de force. Et je crois que bien souvent nos dirigeants sont insuffisamment sensibilisés au pouvoir que représente la possibilité d’attaquer.

L’une des particularités du contentieux est l’exacerbation des relations, et notamment de leurs dimensions émotionnelles. Au fond, dans un contentieux il y a pour moi trois grandes dimensions, une dimension juridique, une dimension émotionnelle et une dimension financière.

Je pense qu’aujourd’hui la dimension juridique est parfaitement appréhendée, elle a fait l’objet de nombreuses réflexions depuis longtemps maintenant.

La dimension émotionnelle c’est aux conseils et aux hommes de la gérer. Elle est souvent excessive dans un monde économique qui souvent manque de rationalité.

La troisième dimension du contentieux est la dimension financière. C’est un continent en partie inexploré qui s’ouvre à nous et je pense que l’association que vous avez créée aura à cœur de le déchiffrer. Et j’en suis ravi, car en tant que praticien du droit depuis longtemps, j’estime qu’il y a de gros progrès à faire.

Merci de votre attention.


 
Dernière modification : 22/03/2014